HISTOIRE DES ORDRES RELIGIEUX. PERMIERE PARTIE, CONTENANT Les Moines de saint Antoine, de saint Bafile, & de quelques autres Fondateurs de la vie Monastique en Orient; & les Ordres Militaires qui ont suivi leurs Regles. CHAPITRE PREMIER. Vie de faint Paul premier Ermite, où il est parlé des differens habillements des anciens Solitaires & Anachoretes. Q UOIqu'il y ait deux Ordres celebres qui portent le nom de saint Paul premier Ermite, & qui fassent gloire de combattre sous ses ètendarts; & qu'il y en ait eu aussi un en France sous le même nom, qui ne subsiste plus; ce dres que nous donnons à ce Saint le premier rang, ni pour n'est point en qualité de Fondateur de ces Orvoit été le premier des Solitaires; puisqu'il y en a d'autres PAUL PREMIER ১ VIEDES. qui l'ont precedé, comme nous l'avons fait voir dans la Dif fertation Preliminaire, où nous avons montré que le nom de ERMITE premier Ermite ne lui avoit été donné que par excellence pour avoir été le plus celebre dans cette profession. Nous donnons seulement un abregé de sa vie, comme aïant été le premier qui ait habité le grand defert, où il a vêcu pendant un fi long, tems inconnu aux hommes, menant plutôt une vie angelique qu'humaine: ceux qui ont embrasse la folitude avant lui, ne s'étant pas beaucoup éloignés des villes & du commerce du monde. Il nâquit dans la Thebaïde. Son pere & fa mere l'aïant laissé à l'âge de quinze ans heritier d'un grand patrimoine, l'avarice porta fon beau-frere, qui vouloit profiter de sesgrands biens, à se rendre lui-même son denonciateur pendant la cruelle persecution de Dece & de Valerien. Pour la fuir, il s'étoit caché dans une maison de campagne-; mais aïant appris la mauvaise volonté de fonbeau-frere, il se retira dans le defert pour laisser passer l'orage ; & peu à peu il s'affec-tionna à la solitude, où il s'étoit engagé par necessité. S'étant avancé plus avant dans le defert, il trouva une montagne de roche au pied de laquelle étoit une caverne fermée de pierre. Il l'ouvrit par curiosité, & trouva dedans comme un grand salon ouvert par dessus, & ombragé d'un vieux palmier qui y étendoit ses branches. Une fontaine très-claire en fortoit & faisoit un petit ruisseau, qui après avoir coulé dehors, rentroit aussi-tôt dans la terre. Saint Paul jugea que ce lieu étoit la demeure que Dieu lui destinoit. Il y demeura avec une perfeverance admirable pendant quatre-vingt-dix ans ; car il en avoit pour lors vingt-trois, & il-vêcut jusques à cent treize ans. C'est tout ce que l'on sçait de la vie de ce celebre Solitaire, qui nous feroit encore inconnu, si Dieu, qui prend soin de ceux qui le servent fidélement, n'eût fait connoître à saint Antoine, environ l'an 341. celui qu'il avoit tenu caché jus ques là sur la terre. Il le lui découvrir, afin d'abattre quelques pentées d'orgueil qui commençoient à se former dans son cœur ; & lui revela la nuit qu'il y avoit plus avant dans le defert une personne qui y vivoit plus saintement que lui, lui commandant de l'aller voir. Ce faint vieillard fut fort surpris de. ce que Dieu venoit de PREMIER 89 lui faire connoître ; & brûlant d'ardeur d'aller voir ce faint VIEDES. homme, il marcha appuïé sur son bâton, sans sçavoir où il P alloit; mais se confiant sur ce que Dieu lui feroit voir son ser- ERMITE. viteur, il endura avec joie une fatigue extrême pendant trois jours, au bout desquels il découvrir enfin la caverne où saint Paul s'étoit retiré il y avoit quatre-vingt-dix ans. Saint Antoine ne vit rien d'abord, à cause que entrée étoit obscure. Il avançoit doucement, s'arrêtoit de tems en tems pour écouter, marchoit legerement; & aïant apperçu de loin quelque lumiere, il se hâta, & choqua des pieds contre une pierre. S. Paul entendant du bruit, ferma la porte qui étoit ouverte. S. Antoine se prosternant devant, y demeura asses long-tems, le priant d'ouvrir en lui disant: Vous sçavez qui je suis, d'où je viens, le sujet qui m'amene; je sçai que je ne merite pas de vous voir; toutefois je ne in'en irai point sans vous avoir vû, je mourrai plutôt à votre porte, & vous enterrerez mon corps. Ce n'est point en menaçant que l'on demande, répon dit Paul; vous étonnez-vous que je ne vous reçoive pas, puifque vous n'êtes venu que pour mourir ? Alors il lui ouvrit la porte en souriant, &ens'embrassant ils se saluerent par leurs noms, fans jamais avoir oui parler l'un de l'autre. Après avoir rendu ensemble graces à Dieu, & s'être donné le baiser de paix, Paul demanda des nouvelles du genre humain: fi l'on batissoit encore des maisons dans les villes : quel prince commandoit pour lors dans le monde: en quel état. étoient les affaires de l'Eglife: & fi les Tyrans la laissoient en paix. Ce fut pendant cet entretien qu'un corbeau, qui depuis plus de foixante ans apportoit tous les jours à saint Paul la moitié d'un pain, en apporta un entier ce jour-là, pour le dîner de ces faints Solitaires. Il y eut une dispute entr'eux qui pensa durer jusques au foir, pour sçavoir qui romproit ce pain. Paulalleguoit l'hospitalité, Antoine l'âge. Enfin ils convinrent que chacun le tireroit de son côté, après avoir bu un peu d'eau de la fontaine, ils passerent la nuit en prieres. Le jour érant venu, comme faint Paul n'ignoroit pas que Pheure de fa mort étoit proche, il dit à saint Antoine, qu'il y avoit long-tems qu'il sçavoit qu'il demeuroit en ce païs, que Dieu lui avoit promis qu'il le verroit; mais parce que l'heure de fa mort étoit arrivée, il l'avoit envoïé pour enterrer fon VIE DE S. Corps. Saint Antoine fut frappé d'une douleur profonde voïant PAUL qu'il étoit sur le point de perdre un si grand tresor au mo PREMIER ERMITE. ment qu'il le découvroit. Il le prioit de ne le point abandonner & de l'emmener avec lui ; & comme il paroissoit qu'il étoit refolu de ne le point quitter, au moins jusques à sa mort, saint Paul pour lui épargner la douleur qu'il en ressentoit, le pria de lui aller querir le manteau que lui avoit donné saint Athanase, afin d'envelopper son corps, & qu'il ne fût pas enterré nud. Saint Antoine étonné de ce qu'il lui avoit dit de ce manteau, crut voir Jesus-Christ present en lui, & n'osa rien repliquer ; & n'écoutant point les sentimens de tendresse qui Jui faifoient fouffrir avec peine la separation qu'il lui ordonnoit, il courut à fon Monastere avec tant de promtitude, que ce fut un autre miracle qu'il pût faire tant de diligence à cause de sa vieillesse, & de fon corps épuisé de jeûnes. Deux de ses disciples qui le servoient, allerent avec joie au devant de lui pour le recevoir, & lui demanderent où il avoit demeuré si long-tems. Mais ce saint tout occupé de ce qu'il avoit vû, & ne fongeant qu'à retourner promptement, dit seulement ces paroles: Ah malheureux pecheur que je fuis, je porte bien à faux le nom de Moine! J'ai vû Elie, j'ai vu Jean dans le defert, j'ai vû Paul dans le paradis. Il ne s'expliqua pas davantage, & frappant plusieurs fois sa poitrine, il prit le manteau & s'en alla. Ses disciples le prierent de leur dire plus clairement ce qu'il avoit vû; mais il leur dit, Il y a tems de parler, & tems de se taire. Il sortit fans prendre aucune nourriture ; & comme il étoit en chemin pour retourner vers Paul, il vit son ame toute éclatante de lumiere, monter dans le Ciel au milieu des Anges, des Prophetes, & des Apôtres. Il se prosterna par terre, jetta du sable sur sa tête, & dit en pleurant: Paul, pourquoi me quittez-vous? je ne vous ai pas dit adieu; failloit-il vous connoître si tard, pour vous perdre si-tôt? Il sembla voler pendant le reste du chemin; & quand il fut arrivé à la caverne, il vit le corps du Saint à genoux, la tête élevée, & les mains étendues vers le Ciel. Il crut d'abord qu'il étoit vivant, & qu'il prioit, il se mit aussi à prier; mais ne l'entendant point soupirer à fon ordinaire, il ne douta plus qu'il ne fût mort. Ill'embrassa en pleurant, il enveloppa le corps, & l'ensevelit |